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TEMOIGNAGE DE SPORTIF DE HAUT NIVEAU
JUAN MARTIN DEL POTRO

               Balle du Seigneur !

En lice à Roland-Garros, le joueur de tennis argentin surmonte les deuils et les blessures grâce à l’amour de sa sœur et à la religion..

«La Tour de Tandil» ne rentre pas dans le cadre. Sa tête touche même le plafond d'un des couloirs de la salle de presse du court central de Roland-Garros. Le photographe doit changer d'optique. Dans le civil et sur les courts, la «Tour de Tandil» s'appelle en réalité Juan Martin del Potro. Quand son corps lui en laisse le loisir, il parcourt le monde pour cogner dans une (petite) balle jaune. Arrivé blessé de Rome, il n'a décidé qu'au dernier moment de sa participation au tournoi de la porte d'Auteuil. Trois tours plus tard, il trace sa route jusqu'à un éventuel quart de finale contre Marin Cilic. Ce jour-là, le natif de Tandil, dans la province de Buenos Aires, à 350 km au sud de la cité porteña, balade, placide, ses mensurations d'ailier fort NBA (il affleure le double mètre et approche le quintal) avant de s'engouffrer dans la salle d'interview n°4 dans les coursives du court Philippe-Chatrier.

«Après toutes ces blessures, je profite davantage, je relativise en me disant que tout a failli s'arrêter. Je peux gagner ou perdre, au moins je joue. Les gens savent d'où je reviens et je reçois beaucoup de preuves d'amour des fans et des collègues. C'est flatteur», déroule le sixième mondial dans la pièce exiguë.

 Nez bourbonien, regard bleu-vert translucide et cheveux châtains, l'Argentin parle d'une voix lente et monocorde. Il donne peu d'interviews et se retrouve à chaque coup à évoquer la douleur et ses longues absences du monde professionnel. «Ça ressemblait à un jour sans fin. Apprendre chaque matin à composer avec la souffrance, savoir que ce qui te procure le plus de plaisir dans la vie est synonyme de supplice, c'est d'une tristesse infinie mais il faut le surmonter.»

En janvier 2010, «Delpo» prend un abonnement à la clinique Mayo à Rochester, dans le Minnesota. Quatre opérations des poignets suivront, une à l’avant-bras droit, les trois autres au gauche. Cinq mois avant la première intervention, en septembre 2009, il gagne l’US Open et devient un des quatre seuls joueurs à rafler un tournoi du grand chelem entre 2004 et aujourd’hui, hors la prééminence des «quatre fantastiques» (Nadal, Federer, Djokovic, Murray). Il a 21 ans, il incarne le tennisman post-moderne. Hyperathlétique, coordonné, mobile, sans faille : un mutant. Le futur lui appartient. Les poignets du désamour en décideront autrement.

Depuis sa prime enfance, Del Potro a appris à dealer avec le malheur. Il a deux ans quand Guadalupe, son aînée, qui en a quatre, meurt dans un accident de voiture. Depuis lors, il entretient un rapport fusionnel avec Julietta (26 ans), sa petite sœur. «On se parle quotidiennement. A chaque match, je lui fais un clin d'œil (il se signe). C'est une des personnes les plus heureuses du monde quand je gagne et une des plus tristes, quand je perds. C'est injuste : la savoir triste m'est insupportable. Elle est ce qu'il y a de plus cher à mes yeux depuis la perte que nous avons subi. J'essaie de faire en sorte qu'elle soit heureuse», déclarait-il en 2014 au quotidien argentin, La Nacion, dans un des rares moments où il s'épanchait.

Quand on évoque ce qui lui manque de l'Argentine quand il est sur le circuit, il cite «la nourriture, beaucoup» et de ne pas voyager avec ses potes d'enfance et sa famille. Patricia, sa mère, est professeure de langue et de littérature, tandis que son père, ancien rugbyman semi-professionnel, est vétérinaire. «Ils ne m'accompagnent jamais mais je leur parle tous les jours. Ils regardent mes matchs et je m'intéresse à ce qu'ils font. Mon père qui travaille dans les champs m'a inculqué cette passion pour Tandil et pour les grands espaces. Ma mère me parle de ses élèves dans les écoles de la ville.»

Pour surmonter le deuil et les blessures en cascade, «Delpo» s'est souvent réfugié dans la religion. «J'ai toujours été croyant, catholique. Quand il m'arrive quelque chose, ce n'est pas par hasard. Celui d'en haut regarde ce qu'on fait ici-bas. Il connaît nos vies. La religion m'a aidé à sortir de mes blessures, de ces journées où je n'avais envie de rien. Il faut croire dans la vie», pontifie-t-il. On en profite pour lui demander s'il a des nouvelles du chapelet béni offert par le pape François, qui ne le quittait jamais, et qu'on lui a dérobé à Paris, fin 2013. «On me l'a volé ici avec tout le reste de ma valise. Ils n'ont pas fait beaucoup d'efforts pour le retrouver», lâche-t-il, dépité.

Chaque année, l'ATP attribue un prix au come-back de l'année. Juan Martín del Potro (18,2 millions d'euros de gains en tournois) l'a obtenu à deux reprises, en 2011 et 2016. La seconde fois, il avait plongé à la 1045e place au classement mondial. Six mois plus tard, il devenait vice-champion olympique et en novembre, il offrait sa première coupe Davis à l'Argentine.

Il y a de l'Edmond Dantès chez cet homme-là. Les deux fois, il s'agissait de défendre les couleurs ciel et blanc. «Del Potro restera dans l'histoire pour la coupe Davis, plus que pour ses victoires individuelles. Comme Messi ou Ginobili, il est l'orgueil du sport argentin mais il n'est pas une idole. D'abord, parce que le tennis argentin n'est pas une puissance dominante et parce qu'il manque de charisme, au contraire de Ginobili ou Maradona», assure Diego Murzi, sociologue du sport à l'université de Buenos-Aires. Si Del Potro est si populaire sous toutes les latitudes, il le doit aux innombrables parties homériques, gagnées ou perdues, qu'il a disputées. «J'ai mûri, j'ai pris du plomb dans la tête mais le feu est toujours là. C'est la passion des Argentins, ça me brûle», dit-il.

En mars dernier, «Delpo» a battu en finale Roger Federer, à Indian Wells. Après le match, il a dédié sa victoire à César, le chien qui l'accompagnait depuis dix ans et mort le mois précédent. La presse n'a pas manqué d'établir un raccourci entre sa rupture avec Jimena Baron, une chanteuse et comédienne argentine, le décès du canidé et la prise de contact avec un psy pour «surpasser la solitude». Auparavant, sa vie itinérante le conduisait à avoir des relations qui duraient un an ou deux.

Il a le même rapport distancié et intermittent avec la politique. Quand on évoque Mauricio Macri, le président argentin de droite, natif de Tandil lui aussi, le gars de l'ATP sort ses gros yeux. «Je m'intéresse à ce qui se passe, je vote, je souhaite toujours que celui qui gouverne permette aux Argentins de moins souffrir afin qu'ils vivent bien et dignement.» Ouf. Un précepte qu'il ferait bien de s'appliquer à lui-même. Alors qu'il envisageait de devenir architecte durant ses blessures, il semblerait qu'il n'en soit plus question. Quand on l'interroge sur son avenir, il reste vague : «La date de péremption, c'est le physique et la motivation. J'aurai 30 ans en septembre, c'est l'âge de raison. Mon corps a été meurtri, j'ai encore mal parfois mais je veux continuer à prendre du plaisir dans ce que je fais.» L'avenir dure longtemps.